CHAPITRE 33

C’est incroyable, s’exclama Anna. C’est… c’est trop énorme !

– J’ai si longtemps vécu avec ce secret qu’il en est devenu banal pour moi, dit Chardin. Mais j’imagine bien les immenses bouleversements qui s’ensuivraient si les gens apprenaient que la plupart des événements de l’histoire contemporaine étaient écrits d’avance – et par des hommes comme moi : des hommes d’affaires, des financiers, des industriels, opérant par l’intermédiaire de complices largement disséminés à travers la planète. Écrits par Sigma. Il faudrait revoir les livres d’histoire. Les grandes vocations, les vies exemplaires perdraient toute valeur. Elles ne seraient plus que d’infimes secousses agitant les fils d’une marionnette. Sigma a fait chuter les puissants, se relever les déchus. Cette histoire, personne ne devra jamais la connaître. Vous comprenez cela ? Jamais.

Mais qui serait assez imprudent – assez fou -pour s’engager dans une telle entreprise ? » Ben posa son regard sur l’ample tunique marron de Chardin. À présent, il comprenait la nécessité de cet accoutrement.

« D’abord, vous devez saisir l’esprit qui animait la corporation au milieu du XXe siècle. Les notions de mission, d’avenir glorieux, les visions triomphalistes qui étaient en jeu, dit Chardin.

– Rappelez-vous, à cette époque, le destin de l’humanité avait déjà amorcé un tournant irréversible. L’automobile, l’avion, bientôt le jet : l’homme pouvait se déplacer à des vitesses inconcevables pour nos ancêtres, il traversait les cieux ! Les ondes radio et les ondes sonores étaient comme un sixième sens, elles procuraient un au-delà de la vision. Les calculs eux-mêmes pouvaient être automatisés. Sans parler des découvertes capitales accomplies dans le domaine des sciences de la matière – la métallurgie, les matières plastiques, les nouvelles techniques de production du caoutchouc, des adhésifs et des textiles. Et le reste. Notre quotidien était en train de changer. L’industrie moderne, sous tous ses aspects, subissait une véritable révolution.

– Une deuxième révolution industrielle, commenta Ben.

– Une deuxième, une troisième, une quatrième, une cinquième, répondit Chardin. Les possibilités semblaient infinies et les capacités de la corporation moderne illimitées. Et nous étions à l’aube de l’ère nucléaire – mon Dieu, le champ qui s’ouvrait devant nous était vertigineux. À Raytheon, Vannevar Bush, Lawrence Marshall et Charles Smith accomplissaient un travail de pionnier dans toutes les disciplines, allant de la génération micro-onde aux systèmes de guidage des missiles en passant par l’équipement radar. Toutes les techniques qui furent largement diffusées durant les décennies suivantes – la xérographie, les technologies micro-onde, le calcul binaire, l’électronique à circuits intégrés – avaient été conçues et expérimentées par Bell Labs, General Electrics, Westinghouse, RCA, IBM et d’autres grands trusts. Le monde matériel pliait devant nous. Pourquoi pas le monde politique ?

– Et vous, où étiez-vous, pendant tout ce temps ? » demanda Ben.

Les yeux de Chardin fixaient un point dans l’espace. Des plis de son habit, il sortit l’atomiseur et humidifia de nouveau ses yeux. Il pressa un mouchoir blanc sur une zone placée sous la balafre de sa bouche luisante de salive. Puis, d’une voix d’abord saccadée, il se remit à parler.

« J’étais enfant -j’avais huit ans quand la guerre a éclaté. Je fréquentais une petite école minable, le lycée Beaumont, à Lyon. Mon père, ingénieur civil, travaillait pour la ville et ma mère était institutrice. J’étais leur fils unique, un petit prodige. À l’âge de douze ans, je suivais les cours de mathématiques appliquées à l’École nationale supérieure de Lyon. J’étais vraiment doué pour le calcul mais l’enseignement ne m’attirait pas. Je rêvais d’autre chose. Les arcanes aux odeurs d’ozone de la théorie des nombres ne revêtaient aucun prestige à mes yeux. Je voulais influer sur le monde réel, le royaume du quotidien. J’ai menti sur mon âge lorsque j’ai postulé un emploi au service comptabilité de Trianon. Emile Ménard était déjà reconnu comme un prophète par ses pairs. Un authentique visionnaire. Un homme qui avait bâti une compagnie à partir de pièces disparates que personne n’aurait pu imaginer concordantes. Un homme qui avait compris qu’en réunissant des opérations autrefois segmentées, on pouvait créer une puissance industrielle infiniment plus grande que la somme des parties. À mes yeux d’analyste financier, Trianon représentait un chef-d’œuvre – la Chapelle Sixtine de la conception d’entreprise.

En l’espace de quelques mois, la rumeur de mes prouesses statistiques était arrivée aux oreilles de mon chef de service, M. Arteaux. C’était un employé à l’ancienne mode, un type qui consacrait peu de temps aux loisirs et vouait une admiration sans bornes à la stratégie de Ménard. Certains de mes collègues me trouvaient froid, mais pas M. Arteaux. Nous discutions avec autant d’entrain que deux fanatiques de sport. Nous pouvions débattre des avantages relatifs des marchés de capitaux internes ou des mesures des primes de risque, et cela pendant des heures. Des sujets qui auraient sidéré la plupart des gens, mais qui mettaient en question l’architecture du capital lui-même – rationalisant les décisions portant sur où investir et réinvestir, comment mieux répartir le risque. Arteaux, qui était proche de la retraite, fit tout son possible pour que je sois présenté au grand homme en personne. Il m’a catapulté vers les hautes sphères directoriales. Ménard, amusé par mon évidente jeunesse, me posa quelques questions condescendantes. J’y répondis avec un sérieux pimenté d’une certaine provocation – en réalité, mes réponses frisaient l’insolence. Arteaux lui-même en fut épouvanté. En revanche, Ménard, lui, semblait captivé. Cette réaction inattendue de sa part était la preuve de son génie. Il me confia plus tard que ce mélange d’irrespect et de considération lui avait rappelé le jeune homme qu’il avait été. C’était un grand égotiste, mais il en avait le droit. Ma propre arrogance – même étant enfant, on me disait arrogant – n’était peut-être pas si vaine, elle non plus. L’humilité est une qualité chez les hommes d’Église. Mais la raison commande que chacun soit conscient de ses propres capacités. J’excellais dans les techniques d’évaluation. Pourquoi ces compétences n’auraient-elles pas servi à m’évaluer moi-même ? Je savais mon père handicapé par sa trop grande déférence ; il se sous-estimait et par là même persuadait autrui de le sous-estimer à son tour. Je ne commettrais pas la même erreur.

En quelques semaines, je devins l’assistant de Ménard. Je l’accompagnais absolument partout. Personne ne savait si l’on devait me considérer comme un secrétaire ou un conseiller. En vérité, je suis tout doucement passé du premier rôle au second. Le grand homme me traitait bien plus comme un fils adoptif que comme un employé. J’étais son unique protégé, le seul acolyte qui méritât de suivre son exemple. Mes propositions étaient parfois audacieuses. Il arrivait même qu’elles bouleversent des années de planning. Par exemple, j’ai suggéré de vendre une entreprise d’exploitation pétrolière que ses directeurs avaient passé des années à développer. Je recommandais qu’on investisse massivement dans les technologies expérimentales. Il suivait souvent mes avis et, la plupart du temps, il n’avait qu’à s’en féliciter. Au début des années 50, on m’affubla d’un surnom : L’ombre de Ménard. Même à l’époque où il luttait contre le lymphome qui finirait par l’emporter, il s’en remettait de plus en plus à mes avis, et Trianon avec lui. J’avais des idées hardies, inouïes, démentes – qui furent bientôt largement copiées. Ménard m’étudiait tout autant que je l’étudiais, avec un certain détachement et une authentique affection. Nos qualités respectives ont facilité et illuminé notre coexistence.

Pourtant, malgré tous les privilèges dont il m’avait gratifié, j’avais le sentiment, depuis un certain temps, qu’il existait un lieu sacré auquel je n’avais pas encore droit d’accès. Parfois, il partait en voyage sans me dire où il allait. L’affectation de certains budgets m’échappait et lui se refusait à éclairer ma lanterne. Puis le jour arriva où il décida de mon intronisation dans une société dont je ne connaissais rien, l’organisation qui vous préoccupe, Sigma.

J’étais encore le wunderkind de Ménard, le petit prodige des affaires. Vingt ans à peine. Quand j’ai assisté à ma première réunion au sommet, j’ai vu des choses auxquelles je n’étais pas préparé. Cela se passait dans un magnifique château au fin fond de la campagne suisse, un ancien manoir appartenant à l’un des administrateurs. L’homme avait installé un système de sécurité extraordinaire : le parc et les arbres entourant la propriété, jusqu’au moindre buisson, tout était conçu pour permettre aux visiteurs de circuler en toute discrétion. Ainsi, lors de ma première visite, je n’ai vu personne arriver. Aucun équipement de surveillance n’aurait pu résister aux pulsations électromagnétiques de basse et haute fréquences, la dernière innovation technologique de l’époque. Tous les objets métalliques devaient obligatoirement être déposés dans des conteneurs d’osmium dense ; autrement, même une simple montre-bracelet aurait été détruite par les pulsations. Ménard et moi avons débarqué sur les lieux dans la soirée. On nous mena jusqu’à nos chambres. Il eut droit à une superbe suite donnant sur un petit lac glaciaire, et moi à une chambre adjacente, moins grande mais extrêmement confortable.

Les réunions commencèrent le lendemain matin. Je ne me rappelle pas grand-chose de la teneur de ces discussions, en fait. Il s’agissait de questions ayant déjà fait l’objet de débats et dont je ne savais rien – un nouveau-venu avait du mal à s’y retrouver. Mais je connaissais les visages des hommes assis autour de la table et, pour moi, ce fut une expérience vraiment surréaliste, quelque chose qu’un doux rêveur aurait pu tenter de mettre en scène. Ménard avait peu d’égaux, que ce soit par la fortune, le pouvoir ou l’intelligence spéculative. Les seuls hommes capables de se mesurer à lui se tenaient là, dans cette pièce. Les patrons de deux puissants conglomérats de l’acier, des adversaires. L’industrie lourde. La pétrochimie. La technologie. Les inventeurs du soi-disant siècle américain. Leurs homologues européens. Le plus fameux baron de la presse mondiale. Les PDG de compagnies de portefeuille largement diversifiées. Des hommes qui, tous ensemble, exerçaient un contrôle sur une masse de richesses dépassant le produit national brut de la plupart des États de la planète, mis bout à bout.

Ma vision du monde en fut totalement bouleversée, et à jamais.

En cours d’histoire, les enfants apprennent les noms, découvrent les visages des chefs politiques et militaires.

Voilà Winston Churchill, voilà Dwight Eisenhower, voilà Franco et de Gaulle, Atlee et Macmillan. Ces hommes ont compté. Mais en réalité, ils n’étaient guère plus que des porte-parole. Des attachés de presse, des grands commis. Sigma y veillait. Les hommes qui avaient réellement les mains sur les commandes étaient assis autour de cette longue table d’acajou. C’étaient eux les vrais marionnettistes.

Les heures passaient, nous buvions du café en grignotant des pâtisseries, et moi je réalisais peu à peu de quoi j’étais témoin : la réunion du conseil d’administration d’une méga société chapeautant toutes les autres.

Un conseil d’administration régissant l’Histoire de l’Occident !

Leur attitude, leur vision des choses restèrent gravées en moi, bien plus que les paroles qu’ils prononcèrent. C’étaient de grands managers ; ils n’avaient pas de temps à consacrer aux émotions futiles ou aux sentiments irrationnels. Ils croyaient au développement de la productivité, à l’ordre mondial, à la concentration du capital. En d’autres termes, ils estimaient que l’histoire – la destinée même de la race humaine -était trop importante pour qu’on la laisse entre les mains des masses. C’est ce que les bouleversements des deux guerres mondiales leur avaient appris. L’Histoire devait être gérée et les décisions prises par des professionnels froids et dépassionnés. En outre, le chaos – les troubles, la redistribution des richesses – que le communisme menaçait de répandre sur le monde conférait à leur grand projet un caractère d’urgence.

Loin d’être une utopie, c’était un plan de sauvetage pour la planète.

Ils se confortaient mutuellement dans l’idée qu’il fallait à tout prix créer un monde où le véritable esprit d’entreprise serait à jamais hors de portée de l’envie et de l’avarice des masses. Après tout, personne ne souhaitait léguer à ses enfants un monde infesté par le communisme et le fascisme, n’est-ce pas ? Le capitalisme moderne nous montrait le chemin – mais l’avenir de l’État industriel devait être protégé, placé à l’abri des orages. Telle était leur conception des choses. Bien que les origines de cette théorie futuriste reposent sur la grande dépression ayant précédé la guerre, l’urgence de son instauration se fit plus cruellement sentir au lendemain du conflit mondial.

Ce jour-là, je n’ai guère pris la parole, non parce que j’étais d’un naturel taciturne, mais parce que j’étais littéralement sans voix. J’avais l’impression d’être un pygmée parmi les géants. Un paysan assis à la table des empereurs. Je n’étais plus moi-même et, pendant tout ce temps, je tentais de me composer une attitude digne, en imitant mon grand mentor. Qu’aurais-je pu faire de mieux ? Telles furent mes premières heures chez Sigma. Ma vie ne serait plus jamais la même. La pitance que nous servait la presse jour après jour – une grève ici, un rassemblement politique là, un assassinat quelque part ailleurs – n’avait désormais plus rien à voir avec le hasard. Derrière ces événements, se profilait à présent une sorte de schéma directeur – les mouvements complexes et imbriqués d’un mécanisme complexe et imbriqué.

Il est certain que les fondateurs, les directeurs de Sigma, ont vu s’accroître leurs profits. Toutes leurs sociétés se développaient rapidement, pendant que tant d’autres, n’ayant pas la chance de participer au grand projet Sigma, dépérissaient. Mais ce qui comptait avant tout c’était leur vision de l’avenir : on devait unifier l’Occident contre l’ennemi commun, ou bien ce serait la décadence et la disparition pure et simple. Pour asseoir ce combat, il fallait procéder avec prudence et discrétion. Une avancée trop agressive, trop précipitée, aurait pu provoquer un retour de bâton. Les réformes devaient être distillées. Les tâches étaient réparties. Pendant que certains se consacraient aux assassinats, de manière à fragiliser la gauche, d’autres entreprenaient de forger – le mot est approprié – les groupements extrémistes, les Baader-Meinhof les Brigades rouges, dont l’action violente provoquerait l’hostilité des sympathisants modérés.

On connaissait d’avance la réaction de l’Occident et de la plupart des autres nations. Ils avaleraient sans sourciller les histoires bidon qu’on leur servirait. En Italie, nous avons créé un réseau de vingt mille "comités civiques ", chargés de canaliser l’argent vers les démocrates chrétiens. Le plan Marshall lui-même, comme tant d’autres choses, fut élaboré par Sigma – qui allait jusqu’à rédiger le texte même des lois soumises à l’approbation du Congrès américain ! Tous les programmes de reconstruction européenne, les agences de coopération économique, et jusqu’à l’OTAN lui-même, passèrent sous la coupe de l’invisible Sigma – invisible parce que douée d’ubiquité. Des rouages à l’intérieur d’autres rouages – c’était ainsi que nous fonctionnions. Dans tous les manuels scolaires, vous trouvez un paragraphe sur la reconstruction de l’Europe, assorti d’une photo du général Marshall. Seulement voilà, le moindre détail de cette gigantesque entreprise avait été conçu et mis en œuvre par nos soins, longtemps auparavant.

Il n’a jamais traversé l’esprit de personne que l’Occident était tombé sous l’administration d’un consortium caché. L’idée même en aurait été inconcevable. Car cela aurait signifié que plus de la moitié de la planète était placée sous l’emprise d’une seule méga corporation.

Sigma.

Avec le temps, les vieux nababs ont disparu, leurs jeunes protégés les ont remplacés. Sigma perdura, changeant de forme quand le besoin s’en faisait sentir. Nous n’étions pas des idéologues mais des pragmatiques. Sigma avait simplement l’ambition de remodeler l’ensemble du monde moderne. Elle voulait écrire l’histoire et en être l’unique maîtresse.

Et elle y est parvenue. »

En plissant les yeux, Trevor Griffith se pencha sur la lunette à imagerie thermique. Les lourdes tentures obscurcissant la pièce d’en face étaient opaques, mais à travers la lentille, elles n’étaient rien de plus qu’un écran de vapeur. Les silhouettes ressemblaient à des taches vertes et brumeuses ; on aurait dit des gouttes de mercure changeant de forme dès qu’elles passaient près des piliers ou des meubles. D’abord, il s’occuperait de la forme assise. Une fois cette cible atteinte, les deux autres s’éloigneraient des fenêtres pour se mettre à l’abri, mais rien n’y ferait : il les abattrait même à travers le mur de briques. La première balle ouvrirait le passage ; la deuxième détruirait la cible. Les autres projectiles termineraient le travail.

« Si ce que vous dites est vrai… commença Ben.

– La plupart du temps, les gens mentent pour sauver la face. Comme vous pouvez le constater, ce genre de préoccupation m’est étrangère. » La fente qui lui servait de bouche se releva aux commissures, dans un sourire qui tenait beaucoup de la grimace. « Je vous ai prévenus que mes paroles seraient difficiles à entendre. Vous n’y êtes guère préparés. Mais, à présent, vous comprenez peut-être un peu mieux la situation. Encore aujourd’hui, des hommes de pouvoir vivant aux quatre coins du monde ont tout intérêt à ce que la vérité reste enfouie. Aujourd’hui plus que jamais, en fait. Car Sigma, au cours de ces dernières années, a pris une nouvelle orientation. La rançon du succès. Désormais, le communisme ne représente plus une menace – il serait ridicule de continuer à dépenser des milliards pour régenter la vie publique et les équilibres politiques. Alors qu’il existe sans doute un moyen largement plus efficace d’atteindre les objectifs de Sigma.

– Les objectifs de Sigma, fit Ben en écho.

– La stabilité. Étouffer les dissensions, "faire disparaître" les fauteurs de trouble et les menaces contre l’état industriel. Lorsque Gorbatchev est devenu encombrant, nous avons fait en sorte qu’il s’en aille. Lorsque certains régimes de la Ceinture Pacifique se sont avérés récalcitrants, nous avons organisé une fuite soudaine et massive des capitaux étrangers, ce qui plongea leurs économies dans la récession. Quand les dirigeants du Mexique ont commencé à se rebeller, nous avons fomenté un changement de gouvernement.

Mon Dieu ! s’exclama Ben, la bouche sèche. Vous mesurez bien ce que vous dites…

– Oh oui. On se réunissait en séance, une décision était prise et, peu après, exécutée. Franchement, nous étions imbattables à ce petit jeu – nous manipulions les gouvernements du monde entier comme des pions sur un échiquier. Et bientôt Sigma s’est retrouvée à la tête d’un gigantesque portefeuille d’actions concernant des milliers de compagnies privées cotées en bourse. Mais au sein même de Sigma, un petit cénacle est apparu, prônant le changement. Pour eux, une nouvelle ère était née. On ne devait plus se contenter d’orienter les courants, de résoudre les crises cycliques. Il fallait voir plus grand, établir une domination stable et durable. C’est ainsi qu’un projet très particulier est apparu sur le devant de la scène. S’il réussissait, la nature même de notre hégémonie en serait révolutionnée. Il ne s’agirait plus seulement d’allouer des fonds, de répartir les ressources, mais de déterminer qui seraient les "élus". Je me suis élevé contre ce projet.

– Vous vous êtes brouillé avec Sigma, dit Ben. Vous êtes devenu un suspect. Et pourtant vous protégez ses secrets.

– Je le répète : si jamais la vérité devait se faire jour, si le monde devait apprendre que la plupart des grands événements de l’après-guerre ont été combinés en sous-main, échafaudés par quelques conjurés, il réagirait par la violence. Les gens descendraient dans les rues.

– Pourquoi cette soudaine recrudescence d’activité ? – le processus que vous décrivez s’est prolongé sur des dizaines d’années ! s’enquit Ben.

– Oui, mais c’est maintenant une question de jours, répliqua Chardin.

– Et vous êtes au courant de tout ?

– Cela vous surprend qu’un reclus comme moi se tienne au courant de ce qui se passe ? On apprend à lire dans le marc de café. Si l’on veut survivre, on apprend. Et puis, que pourrais-je faire d’autre pour tuer le temps ? J’ai passé des années dans leur entourage et je sais détecter les signes. Là où vous n’entendez que des parasites, du bruit, moi je perçois du sens. » Il désigna le côté de sa tête. Malgré le capuchon, Ben voyait bien que l’homme n’avait plus d’oreille. Son canal auditif n’était qu’un trou à l’intérieur d’une excroissance de chair à vif.

« Et cela explique cette soudaine multiplication d’assassinats ?

– Je vous l’ai dit : tout dernièrement, Sigma a initié son ultime mutation. Un changement de direction, si vous préférez.

– Changement auquel vous vous êtes opposé.

– C’était une pratique à laquelle nous étions habitués. Sigma s’est toujours arrogé le droit de "sanctionner" certains de ses membres dont l’absolue loyauté était sujette à caution. J’étais trop arrogant pour comprendre que mes prises de position passionnées me privaient de toute protection. Pis encore, elles me faisaient courir un réel danger. Pourtant, le nettoyage par le vide, la grande purge n’ont vraiment commencé qu’il y a quelques semaines. Les membres jugés hostiles à la nouvelle direction – ainsi que les gens travaillant pour nous – ont été désignés comme traîtres. On nous a appelés les angeli ribelli : les anges rebelles. Rappelez-vous, dans la bible on raconte la révolte des angeli ribelli contre le Tout-puissant. L’analogie est claire. Elle vous donne une idée du pouvoir et des prérogatives que s’accordent les suzerains de Sigma, à l’heure actuelle. Ou peut-être devrais-je dire le suzerain, puisque le consortium est passé sous la coupe d’un seul individu… redoutable. En l’occurrence, Sigma joue contre la montre, si vous me permettez l’expression.

– Contre la montre ? Expliquez-moi », commença Ben. Tant de questions se pressaient dans son esprit.

« C’est une question de jours, répéta Chardin. Et il faut que vous soyez fous pour être venus me voir. Comme si le fait de connaître la vérité pouvait vous apporter quoi que ce soit. Venir me voir alors qu’il reste si peu de temps ! Alors qu’il est sûrement déjà trop tard.

– De quoi parlez-vous ?

– Au début, j’ai cru qu’on vous avait envoyés pour cela. Ils n’ignorent pas qu’à la veille de leur ultime ascension vers le sommet, leur vulnérabilité est plus grande que jamais. Je vous l’ai dit, l’heure est venue des dernières purges. On désinfecte, on stérilise, on élimine tout indice susceptible de les exposer.

– Je vous repose la question : pourquoi maintenant ? »

De nouveau, Chardin sortit son atomiseur pour humidifier ses yeux gris et vitreux. C’est alors qu’une explosion retentit, une explosion d’une puissance proprement ahurissante qui renversa Chardin et le projeta en arrière, sur le sol. Ben et Anna se levèrent d’un coup et contemplèrent, terrorisés, le trou de cinq centimètres de diamètre qui perçait le mur de plâtre. Un trou qu’on aurait dit foré par une énorme perceuse.

« Abritez-vous ! » hurla Anna.

D’où venait ce projectile – bien trop gros pour sortir d’un simple fusil ? Anna courut se réfugier dans un coin de la pièce, Ben bondit vers un autre, puis il effectua un quart de tour pour regarder le corps déchiqueté du légendaire financier. Il fit l’effort d’observer, une fois de plus, les horribles cicatrices ravageant le visage de Chardin et remarqua ses yeux. Ils avaient roulé dans leurs orbites, laissant apparaître les blancs.

Une volute de fumée s’élevait d’un morceau de tissu carbonisé provenant du capuchon. Le formidable projectile avait traversé le crâne de Chardin. L’homme sans visage – l’homme dont l’instinct de survie lui avait permis d’endurer pendant des années un supplice indescriptible – était mort.

Que s’était-il passé ? Comment ? Ben savait que s’ils ne trouvaient pas tout de suite un endroit où s’abriter, ils allaient mourir. Mais où aller ? Comment déjouer l’assaut s’ils ignoraient où se terrait l’ennemi ? Il vit Anna se précipiter de l’autre côté de la pièce. Elle se baissa vite et se coucha par terre. Il fit de même.

Il y eut une deuxième explosion. Un autre projectile percuta la façade de l’immeuble puis traversa la cloison intérieure en plâtre. Ben vit se dessiner un cercle de lumière à travers le mur de brique. Les tirs venaient de l’extérieur !

Quelle que soit l’arme employée par leur agresseur, elle était assez puissante pour percer un mur de brique aussi facilement qu’un rideau de perles. Le dernier tir avait failli atteindre Anna.

Ils n’étaient en sécurité nulle part.

« Oh, mon Dieu ! hurla Anna. Il faut qu’on sorte d’ici ! »

Ben se tourna pour regarder la fenêtre. Dans un reflet du soleil, il aperçut le visage d’un homme s’encadrant au milieu d’une fenêtre, juste de l’autre côté de la rue étroite.

Cette peau lisse, sans rides, ces hautes pommettes.

L’assassin de la villa de Lenz. L’assassin de l’auberge suisse…

L’assassin qui avait tué Peter.

Entrant dans une fureur noire, Ben poussa un grand cri. Un cri d’avertissement, d’incrédulité et de rage. Au même instant, Anna et lui se ruèrent vers la porte de l’appartement. Une autre détonation assourdissante, un autre orifice dans le mur extérieur ; Ben et Anna coururent jusqu’à l’escalier. Ces balles n’étaient pas de celles qui traversent la peau et se logent dans les chairs ; non, il s’agissait de véritables missiles capables de transpercer et de déchiqueter un corps humain comme une lance perce une toile d’araignée. Des missiles antichar, sans aucun doute. L’état dans lequel ils avaient mis le vieil immeuble était tout bonnement incroyable.

Ben suivit Anna dans l’escalier sombre dont il descendit les marches quatre à quatre. Pendant ce temps, les rafales continuaient, le plâtre et la brique s’écroulaient dans leur dos. Ils finirent par atteindre le petit hall d’entrée.

« Par ici ! » chuchota Anna tout en filant vers une porte ne donnant pas sur la rue des Vignoles mais sur une voie latérale où l’assassin serait bien en mal de les atteindre. Quand ils sortirent de l’immeuble, ils jetèrent des regards affolés autour d’eux.

Des gens les observaient. Au coin de la rue des Orteaux, une femme blonde, en jean et fourrure synthétique. À première vue, on aurait pu la prendre pour une pute, ou une droguée, mais quelque chose en elle attira l’attention de Ben. Elle faisait tache dans le décor. Ça recommençait. Il avait déjà vu ce visage. Mais où ?

Soudain, la scène de la Bahnhofstrasse lui revint en mémoire. Une blonde luxueusement vêtue, chargée de sacs venant d’une boutique chic. Le jeu de la séduction, les regards échangés.

C’était la même femme. Une sentinelle travaillant pour la Corporation ? Sur le trottoir d’en face, un adolescent en jeans et T-shirt déchiré : lui aussi lui parut familier et pourtant Ben ne parvenait pas à le remettre. Mon Dieu ! Encore un ?

Tout au bout de la rue se tenait un homme aux joues rouges et aux sourcils broussailleux.

Encore un visage connu.

Trois tueurs de la Corporation placés en position stratégique ? Des professionnels chargés de veiller à ce qu’ils ne se sauvent pas ?

« Nous sommes coincés, dit-il à Anna. Il y en a au moins un de chaque côté de la rue. » Ils s’immobilisèrent, ne sachant ni comment leur échapper ni où aller.

Les yeux d’Anna explorèrent la rue puis elle répliqua :

« Écoutez, Ben. Vous disiez que Chardin n’avait pas choisi ce quartier, cet immeuble, par hasard. Nous ignorons les plans d’évacuation qu’il avait pu concocter en cas d’urgence, mais on peut supposer qu’il avait quelque chose en tête. Il était trop malin pour ne pas avoir prévu une sortie de secours.

– Une sortie de secours ?

– Suivez-moi. »

Elle courut tout droit vers l’immeuble où l’assassin était terré, dans son perchoir du septième étage. Lorsque Ben vit la direction qu’elle prenait, il protesta :

« C’est dément ! » sans pourtant omettre de lui emboîter le pas.

« Non, rétorqua Anna. Il ne peut pas atteindre le bas de l’immeuble. » La ruelle était sombre et fétide. On entendait trottiner des rats aussi nombreux que les ordures qui s’entassaient là. Un portail de métal cadenassé empêchait le passage vers la rue des Haies.

« Il faut grimper ? » D’un air incertain, Ben observa le sommet de la grille dont les pics, aussi pointus que des lances, se profilaient trois mètres au-dessus d’eux.

« Vous le pouvez, pas moi », dit Anna en dégainant un Glock. Elle visa, tira, et la chaîne qui fermait la barrière sauta.

« Le type utilisait un fusil calibre 0, dit Anna. Ces armes ont inondé le marché après l’opération Tempête du Désert. Elles avaient les faveurs de l’armée parce qu’avec les munitions appropriées, elles étaient capables de trouer les tanks iraquiens de part en part. Avec un seul de ces monstres, on détruit une ville comme celle-ci aussi facilement qu’une maquette en carton.

– Merde. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ben.

– Évitez de vous faire tirer dessus », répondit Anna laconique, avant de se remettre à courir, Ben sur les talons.

Soixante secondes plus tard, ils arrivaient rue de Bagnolet, devant le restaurant La Flèche d’Or. Soudain, Ben se précipita de l’autre côté de la rue.

« Suivez-moi. »

Un homme corpulent était en train de descendre d’une Vespa, un de ces petits vélocipèdes à moteur tant décriés par les automobilistes français qui les considèrent comme de véritables nuisances.

« Monsieur, dit Ben en français. J’ai besoin de votre vélo. Pardonnez-moi, s’il vous plaît. »

L’homme bâti comme un ours lui jeta un regard incrédule.

Ben pointa son arme vers lui et s’empara des clés. Le propriétaire de la Vespa fit un pas en arrière, craintif, tandis que Ben bondissait sur l’engin et mettait le contact.

« Montez, lança Ben à Anna.

– Vous êtes fou, protesta-t-elle. Dès que nous arriverons sur le périphérique, nous serons à la merci de nos poursuivants. Ces trucs ne dépassent pas les cinquante kilomètres-heure. Ils vont faire du tir au pigeon !

– Nous n’allons pas sur le périphérique, rétorqua Ben. Ni sur aucune autre route. En selle ! »

Abasourdie, Anna s’exécuta et s’installa derrière Ben.

Ben contourna La Flèche d’Or puis, en cahotant, la Vespa s’engagea sur un quai de béton conduisant à une ancienne voie ferrée. Anna remarqua que le restaurant était construit sur des rails.

À présent, Ben roulait au milieu des rails couverts de rouille. Ils traversèrent un tunnel avant de déboucher à nouveau sur un espace à ciel ouvert. La poussière volait sous les roues de la Vespa mais, avec les années, les rails s’étaient enfoncés dans la terre et bientôt le sol s’aplanit. Leur avancée s’en trouva facilitée.

« Qu’est-ce qui se passera si nous rencontrons un train ? hurla Anna en s’accrochant à Ben.

– Ça fait plus de cinquante ans que cette voie n’a pas vu passer un seul train.

– Vous en avez d’autres comme celle-là ?

– Les souvenirs de ma folle jeunesse, lui cria Ben. J’ai pas mal traîné dans le coin quand j’étais adolescent. Nous sommes sur une ligne de chemin de fer abandonnée qu’on appelle la Petite Ceinture. Elle court tout autour de la ville. Une voie fantôme. En réalité, le restaurant de La Flèche d’Or est une ancienne gare, construite au xixe siècle. Ce chemin de fer formait une boucle reliant vingt stations sur la périphérie de Paris – Neuilly, Porte Maillot, Clichy, La Villette, Charonne, et des tas d’autres. L’automobile a signé son arrêt de mort. On n’a jamais réhabilité la Petite Ceinture. À présent, ce n’est plus qu’un terrain vague s’étirant en longueur. Je me demandais pourquoi Chardin avait choisi ce quartier plus qu’un autre quand je me suis souvenu de cette ligne abandonnée. Un vestige du passé qui s’avère fort utile. »

Ils traversèrent un autre tunnel, puis ressortirent à l’air libre.

« Où sommes-nous maintenant ? demanda Anna.

– Difficile d’en juger en l’absence de toute signalisation, dit Ben. Je dirais Fort d’Aubervilliers. Peut-être Simplon. Le bout du monde. Le centre de Paris n’est pas très vaste, j’en conviens. Dix hectares, pas plus. Si nous réussissons à nous enfoncer dans le métro et à nous mêler aux quelques centaines de milliers de Parisiens qui s’y trouvent actuellement, nous pourrons nous acheminer sans encombre vers notre prochain lieu de rendez-vous. »

Le Flann O’Brien – le nom du bar s’étalant sur une enseigne au néon était reproduit sur la vitre dans la même calligraphie encombrée de fioritures – se trouvait dans le Ier arrondissement, rue Bailleul, près de la station Louvre-Rivoli. C’était une brasserie mal éclairée remplie de vieux fûts. Le plancher était presque noir d’avoir absorbé les litres de Guiness qu’on y avait renversés au cours des années.

« Il nous a donné rendez-vous dans un bar irlandais ? » s’étonna Anna. Elle se mit à regarder partout autour d’elle, comme par réflexe, guettant le danger.

« Oscar est un type plein d’humour. Qu’y puis-je ?

– Rappelez-moi pourquoi vous lui faites aveuglément confiance. »

Ben redevint sérieux.

« Nous naviguons dans le domaine du probable, pas celui du possible, nous sommes d’accord là-dessus. Et jusqu’à présent, il a toujours été réglo. Ce qui rend Sigma si dangereuse c’est qu’elle exige pleine et entière loyauté de ses fidèles. Oscar est trop cupide pour entrer dans ce jeu-là. Nous l’avons toujours payé rubis sur l’ongle. Je pense que ce genre de détail est essentiel à ses yeux.

– L’honneur du cynique. »

Ben haussa les épaules.

« Je dois me fier à mon instinct. J’ai toujours apprécié Oscar. Je pense qu’il m’apprécie aussi. »

Il n’était pas très tard, mais dans le Flann O’Brien régnait un vacarme assourdissant. L’éclairage était tellement tamisé qu’ils durent attendre quelques secondes avant de voir ce qui se passait autour d’eux.

Oscar était caché sur une banquette dans le fond. Un tout petit homme aux cheveux gris, assis devant une énorme chope de bière brune et épaisse. Près de la chope était posé un journal bien plié. On y voyait un problème de mots croisés dont la moitié des cases étaient remplies. Une expression amusée passa sur son visage, comme s’il s’apprêtait à leur adresser un clin d’œil – Anna s’aperçut bientôt qu’il s’agissait de son expression habituelle. Il les salua tous deux d’un geste de la main.

« Ça fait quarante minutes que je vous attends », dit-il. Il saisit la main de Ben et la serra affectueusement comme s’il voulait chahuter.

« Quarante minutes qui valent de l’or. » Il fit rouler ce mot sur sa langue comme s’il le savourait.

« Notre précédent rendez-vous a duré un peu plus longtemps que prévu, dit Ben, laconique.

– J’imagine sans peine. » Oscar fit un signe de tête à l’intention d’Anna.

« Madame, la salua-t-il. Asseyez-vous, je vous prie. »

Ben et Anna se glissèrent sur la banquette de chaque côté du petit Français.

« Madame, dit-il sans la quitter des yeux, vous êtes encore plus belle que sur la photo.

– Pardon ? répliqua Anna, perplexe.

– Dernièrement, mes collègues de la Sûreté ont reçu une série de photos de vous. Des images numériques. J’en possède moi-même quelques-unes. C’est bien commode.

– Pour son travail, expliqua Ben.

– Mes artisans, ajouta Oscar. Très bons et très chers. » Il tapota l’avant-bras de Ben.

« Je n’en attendais pas moins de toi.

– En revanche, Ben, on ne peut pas dire que tes photos te montrent à ton avantage. Ces paparazzi, ils ne trouvent jamais l’angle le plus flatteur, n’est-ce pas ? »

Le sourire de Ben s’évanouit.

« De quoi parles-tu ?

– Je suis très fier de moi. Je fais les mots croisés de Y Herald Tribune. Rares sont les Français qui en sont capables, tu me l’accorderas. Celui-ci je l’ai presque terminé. Il me manque seulement un mot de quinze lettres dont la définition est la suivante : fugitif recherché par les polices du monde entier. »

Il retourna le journal.

« "Benjamin Hartman" – est-ce que ça irait ? »

Lorsque Ben posa son regard sur la première page du Tribune, il eut l’impression de recevoir une douche froide. Le gros titre annonçait : on recherche un tueur en série. À côté, figurait une photo de lui, sûrement prise par une caméra de surveillance à en juger d’après sa médiocre définition. Son visage était dans l’ombre, l’image granuleuse, mais c’était lui, sans aucun doute possible.

« Qui aurait pu croire que j’avais un ami aussi célèbre ? » s’exclama Oscar en retournant de nouveau le journal. Il éclata de rire et Ben fit de même, avec un temps de décalage. C’était le seul moyen d’écarter l’attention, dans ce bar où tous les consommateurs cédaient à l’hilarité sous l’effet de l’alcool.

Sur la banquette voisine, un Français s’essayait à chanter « Danny Boy », mais le ton était mal assuré et les voyelles approximatives. Oh, Danny Boy, ze peeps ze peeps are caaalling.

« C’est un problème », dit Ben d’une voix inquiète qui démentait le sourire doucereux collé sur son visage. Son regard se reporta sur le journal. « Un problème aussi grand que la tour Eiffel.

– Tu me tues », lança Oscar en lui envoyant une grande claque dans le dos, comme si Ben venait d’en sortir une bien bonne.

« Les gens qui prétendent que rien ne vaut la mauvaise publicité n’ont jamais fait l’expérience de la mauvaise publicité. » Puis il sortit un paquet de sous la banquette et ajouta : « Prends ça. »

C’était un sac en plastique blanc venant d’une quelconque boutique de souvenirs. On y voyait, imprimé en caractères voyants : I Love Paris in the Springtime, déclaration soulignée par un cœur perché sur le mot « love ». Le sac était équipé de ces poignées rigides qui se referment quand on les presse l’une contre l’autre.

« Pour nous ? demanda Anna d’un air hésitant.

– Tous les touristes en ont », dit Oscar. Il arborait un regard enjoué et intensément grave à la fois.

Teez I’ll be here in sunshine or in shadow.

Oh, Danny Boy, I love you so.

Sur la banquette voisine, le Français ivre fut rejoint par ses trois compagnons qui entonnèrent la même ritournelle dans des registres différents.

Ben s’enfonça plus profondément dans son siège. Sa situation lui apparaissait dans toute son horreur.

Oscar lui décocha une bourrade sur le bras ; un geste jovial mais qui faisait mal.

« Ne te tasse pas comme si tu avais peur, chuchota-t-il. Ne prends pas cet air furtif, n’évite pas les regards et n’essaie pas de passer inaperçu. Tu me rappelles ces stars de cinéma qui mettent des lunettes noires pour faire leurs courses chez Fred Segal. Tu comprends ?

– Oui, fît Ben faiblement.

– À présent, conclut Oscar, dis-moi, quelle est cette charmante expression qu’emploient les Américains ? "Va te faire voir ailleurs. " »

Après avoir fait quelques achats dans les petites boutiques en plein air des rues transversales, ils redescendirent dans le métro où, pour l’observateur lambda, ils redevinrent un couple de touristes parmi tant d’autres.

« Il faut établir un plan pour déterminer ce que nous allons bien pouvoir faire ensuite, dit Ben.

– Ensuite ? Nous n’avons guère le choix, répondit Anna. Strasser est notre seule piste, puisque tous les autres sont morts. Il faut tout mettre en œuvre pour le rencontrer.

– Qui vous dit qu’il est encore en vie ?

– Nous ne pouvons pas nous permettre d’imaginer autre chose.

– Ils vont surveiller tous les aéroports, tous les terminaux, toutes les portes d’embarquement. J’espère que vous le savez.

– C’est une idée qui m’a effleurée, en effet, répliqua Anna. Vous commencez à penser comme un professionnel. Vous apprenez vite.

– Je crois qu’on appelle cela l’apprentissage sur le tas. »

Durant leur long voyage en métro vers l’une des banlieues* de Paris, ces communes défavorisées qui entourent la capitale, ils conversèrent à voix basse comme des tourtereaux tirant des plans Sur la comète – ou comme des fugitifs.

Ils descendirent à La Courneuve, un quartier ouvrier à l’architecture vieillotte. Bien que distant de Paris de quelques petits kilomètres seulement, c’était un monde différent – avec ses maisons à deux étages et ses boutiques discrètes ne vendant que des choses utiles, loin du luxe parisien. Dans les vitrines des bistrots et des commerces de proximité, des affiches du Red Star, l’équipe de football de deuxième division, étaient placées en évidence. La Courneuve, située au nord de Paris, se trouvait non loin de l’aéroport Charles-de-Gaulle, mais ce n’était pas là qu’ils prévoyaient de se rendre.

Ben désigna une Audi rouge vif, garée de l’autre côté de la rue.

« Que pensez-vous de celle-là ? »

Anna haussa les épaules.

« Je pense qu’on peut trouver quelque chose de moins voyant. » Quelques minutes plus tard, ils tombèrent sur une Renault bleue. La voiture était recouverte d’une fine couche de poussière. Sur le sol, à l’intérieur, traînaient des serviettes en papier jaune, provenant d’un fast-food, et quelques gobelets en carton.

« Je parie tout ce que vous voulez que le propriétaire est rentré chez lui pour la nuit », dit Ben. Anna se mit à œuvrer avec son passe et, une minute plus tard, la portière s’ouvrait. Il fallut encore un peu de temps pour démonter le cylindre du contact sur la colonne de direction, mais très vite le moteur se mit à tourner et ils descendirent la rue en respectant la limitation de vitesse.

Dix minutes plus tard, ils roulaient sur l’autoroute Al, vers l’aéroport de Lille-Lesquin, dans le Nord-Pas-de-Calais. Le voyage prendrait des heures et comporterait certains risques mais des risques calculés : le vol de voiture était monnaie courante à La Courneuve et la police se contenterait probablement d’ouvrir une enquête de routine auprès des petits malfrats du coin, les habitués de ce genre de délit. L’affaire ne serait sans doute pas portée à la connaissance de la Police nationale* qui, elle, patrouillait sur les grandes artères.

Perdus dans leurs pensées, ils roulèrent en silence pendant une demi-heure.

Finalement Anna prit la parole.

« Toute cette histoire que Chardin nous a racontée -je trouve ça impossible à avaler. J’ai du mal à croire que tout ce que nous savons de l’histoire du xxe siècle est archifaux, d’un bout à l’autre. Comment est-ce possible ? » Ses yeux restaient fixés sur la route et elle semblait aussi épuisée que Ben.

« Je ne sais pas, Anna. Les choses ont cessé d’avoir un sens pour moi le jour de la Bahnhofplatz. » Ben tentait de se départir de la torpeur qui s’abattait sur lui. L’excitation de la fuite avait depuis longtemps fait place à une sensation plus prenante, faite d’épouvante, de terreur.

« Il y a quelques jours, je menais une enquête pour un homicide, peu m’importaient les fondements de notre civilisation. Vous vous rendez compte ? »

Ben ne répondit pas directement : qu’aurait-il pu dire ? « Les homicides, commença-t-il en sentant monter une sorte de malaise. Vous disiez que tout avait commencé en Nouvelle-Écosse, " avec Mailhot, l’homme qui travaillait pour Charles Highsmith, l’un des fondateurs de Sigma. Ensuite il y a eu Marcel Prosperi qui, lui, faisait partie des directeurs. Rossignol, même chose.

– Trois points déterminent un plan, dit Anna. De la géométrie niveau collège. »

Il y eut un déclic dans l’esprit de Ben.

« Rossignol était vivant quand vous avez pris l’avion pour le rencontrer, mais il était mort au moment où vous êtes arrivée, c’est cela ?

– C’est cela, mais…

– Comment s’appelle l’homme qui vous a confié cette mission ? »

Elle hésita.

« Alan Bartlett.

– Et quand vous avez localisé Rossignol, à Zurich, vous le lui avez signalé, n’est-ce pas ?

– Tout de suite », répliqua Anna.

La bouche de Ben se dessécha.

« Oui. Bien entendu. C’est pour cela qu’il a eu recours à vous.

– De quoi parlez-vous donc ? » Elle tendit le cou pour mieux le regarder.

« Vous ne comprenez pas ? Vous étiez le pigeon de service, Anna. Il vous utilisait.

Il m’utilisait comment ? »

Les derniers événements défilèrent dans le cerveau de Ben.

« Réfléchissez, bon Dieu ! C’est exactement comme cela qu’on procède avec les chiens de chasse. Alan Bartlett a commencé par vous faire renifler la piste. Il connaît la manière dont vous travaillez et il savait que la prochaine chose que vous demanderiez…

– Il savait que je lui demanderais la liste, dit Anna d’une voix caverneuse. C’est incroyable ! Et dire qu’il feignait la réticence – pour mieux m’avoir, parce qu’il savait que cela ne ferait que renforcer ma résolution. Même chose avec cette foutue voiture qui m’a foncé dessus à Halifax : il devait se douter que s’il me fichait la trouille, je m’accrocherais d’autant plus à cette affaire.

– Vous avez donc obtenu une liste de noms. Les noms de certaines personnes ayant un lien avec Sigma. Mais quelques-unes seulement : celles qui ont réussi à se cacher. Des gens que Sigma ne peut pas débusquer – pas sans les alerter. Aucun membre de Sigma n’était en mesure de les localiser. Autrement ils les auraient déjà tués.

Parce que… commença lentement Anna. Parce que toutes les victimes étaient des angeli ribelli. Des apostats, des dissidents. Des gens auxquels on ne pouvait plus faire confiance.

– Et Chardin nous a dit que Sigma était en train d’amorcer une délicate phase de transition – un moment de vulnérabilité maximum. Sigma devait absolument éliminer ces personnes. Vous étiez la seule capable de dépister quelqu’un comme Rossignol, et ce précisément parce que vous étiez celle que vous prétendiez être. Vous avez vraiment tenté de lui sauver la vie. Et votre bonne foi pouvait se vérifier dans les moindres détails. Pourtant, sans le savoir, vous avez été programmée !

Voilà pourquoi Bartlett a tenu à me rencontrer », dit Anna, d’une voix qui s’affirmait peu, à peu tandis que la lumière se faisait dans son esprit.

« Il s’est servi de moi pour localiser les derniers angeli ribelli. » De rage, elle donna un coup sur le tableau de bord.

« Ensuite Bartlett s’arrangeait pour les faire disparaître. Parce que Bartlett travaille pour Sigma. » Tout en parlant, il se reprochait sa dureté envers elle, mais à présent tout devenait parfaitement net.

« Et par voie de conséquence, moi aussi. Nom de Dieu de nom de Dieu ! Moi aussi.

Sans le vouloir, insista Ben. Comme un pion. Et quand vous êtes devenue trop difficile à contrôler, il a essayé de vous mettre hors circuit. Ils avaient trouvé Rossignol, ils n’avaient plus besoin de vous.

Bon sang ! s’exclama Anna.

– Évidemment, ce n’est qu’une théorie, dit Ben pourtant certain d’ avoir énoncé la pure vérité.

– Une théorie, certes. Mais elle tient debout. » Ben ne répondit pas. Le fait que cela tienne debout ou pas lui importait peu, curieusement. C’était un luxe. Les mots de Chardin repassaient sans cesse dans son esprit, aussi ignobles que le visage de l’homme qui les avait prononcés. Des rouages à l’intérieur d’autres rouages – c’était ainsi que nous fonctionnions… sous la coupe de l’invisible Sigma… Le moindre détail… avait été conçu… par nos soins… longtemps auparavant… il n’a jamais traversé l’esprit de personne que l’Occident était tombé sous l’administration d’un consortium caché. L’idée même en aurait été inconcevable. Car cela aurait signifié que plus de la moitié de la planète était placée sous l’emprise d’une seule méga corporation. Sigma.

S’écoulèrent encore dix minutes avant que Ben reprenne d’une voix neutre :

« Il faut que nous déterminions la marche à suivre à partir de maintenant. »

Anna étudia de nouveau l’article de l’Herald Tribune.

« "On présume que le suspect a voyagé sous les noms de Robert Simon et de John Freedman. " Ces identités sont donc éventées. »

Comment ? Ben se souvint que Liesl lui avait expliqué que les comptes correspondant aux cartes de crédit étaient toujours alimentés et que pour cela Peter avait eu recours aux services du très loyal cousin de Liesl.

« Deschner, dit Ben entre ses dents. Ils ont dû l’avoir. » Au bout d’un moment, il ajouta : « Je me demande pourquoi ils n’ont pas diffusé mon vrai nom. Ils ont fourni des pseudonymes mais pas "Benjamin Hartman".

– Non, c’était la seule chose à faire. Écoutez, ils savent que vous ne voyagez pas sous votre vrai nom. Dévoiler votre véritable identité n’aurait fait que compliquer les choses. Les gens de votre proche entourage auraient réagi en clamant que le Benny qu’ils connaissaient n’aurait jamais commis pareille horreur. De plus, les Suisses ont en leur possession les résultats de l’analyse balistique. Ces résultats vous lavent de tout soupçon – or, ils sont consignés sous le nom de Benjamin Hartman. »

Aux abords de Croisilles, ils virent la pancarte d’un motel et s’arrêtèrent devant un bâtiment bas en béton, d’un style que Ben appelait le Laid International.

« Juste pour une nuit, dit Ben en sortant quelques centaines de francs.

– Passeport ? demanda l’employé au visage fermé.

– Ils sont avec nos bagages, répondit Ben sur un ton d’excuse. Je vous les amènerai plus tard.

– Juste une nuit ?

– C’est cela, fit Ben en lançant à Anna un regard plein de lascivité. Nous visitons la France pour notre lune de miel. »

Anna s’avança et posa la tête sur l’épaule de Ben.

« C’est un si beau pays, dit-elle à l’employé. Et si raffiné. Je n’en reviens pas.

– Votre lune de miel, répéta l’employé et, pour la première fois, il sourit.

– Si cela ne vous ennuie pas, nous sommes pressés, dit Ben. Nous roulons depuis des heures. Nous avons besoin de repos. » Il lui décocha un clin d’œil.

L’employé lui tendit une clé attachée à un lourd porte-clés en caoutchouc.

« Au fond du couloir. Chambre 125. Si vous avez besoin de quelque chose, vous appelez. »

La chambre était chichement meublée, le sol couvert d’une moquette triste, vert chiné, et le bruyant rafraîchisseur d’air parfumé à la cerise ne parvenait pas à dissimuler la légère mais bien reconnaissable odeur de moisissure.

Dès que la porte se referma derrière eux, ils vidèrent sur le lit le sac en plastique qu’Oscar leur avait remis, ainsi que leurs récents achats. Anna ramassa un passeport américain. C’était elle qui figurait sur la photographie, mais son visage avait été retouché par ordinateur. Anna prononça plusieurs fois son nouveau nom à haute voix en s’efforçant de s’y accoutumer.

« Je ne vois toujours pas comment ça va marcher, dit Ben.

– Comme l’a dit votre ami Oscar, ils vous rangent dans une catégorie avant de prendre la peine de vous regarder vraiment. Ça s’appelle établir le profil. Si vous ne correspondez pas au type de suspect qu’ils recherchent, ils vous laissent passer. » Anna sortit un tube de rouge à lèvres et, en se regardant dans un miroir, entreprit de se maquiller. Elle effaça le rouge plusieurs fois avant d’obtenir un résultat satisfaisant.

Au même moment, Ben dans la salle de bains s’enduisait les cheveux d’une teinture mousseuse et gluante qui sentait le goudron et l’ammoniaque.

D’après les instructions imprimées sur la boîte, il fallait attendre vingt minutes avant de rincer. Il fallait aussi éviter de se teindre les sourcils, au risque de devenir aveugle. Ben décida de courir le risque. Avec un tampon de coton, il appliqua le produit sur ses sourcils en tenant un mouchoir en papier pressé contre ses yeux, pour leur éviter le contact avec la teinture.

Les vingt minutes requises s’écoulèrent qui parurent durer deux heures. Finalement, il passa sous la douche, se rinça à grande eau et n’ouvrit les yeux que lorsqu’il fut certain que le peroxyde avait été entièrement évacué par le siphon.

Quand il sortit de la douche, il se regarda dans le miroir. Il faisait un blond tout à fait acceptable.

« Dites bonjour à David Paine », lança-t-il à Anna.

Elle secoua la tête.

« Vos cheveux sont trop longs. » Elle brandit des ciseaux électriques chromés munis d’une poignée en caoutchouc clair.

« C’est à cela que sert ce petit objet. »

Dix minutes plus tard, ses boucles disparaissaient dans la cuvette des toilettes. Il était prêt à enfiler le treillis de l’armée américaine bien plié qu’Oscar Peyaud lui avait fourni. Blond, les cheveux bien coupés, il ressemblait tout à fait à un officier, avec son uniforme vert couvert d’insignes et de galons indiquant qu’il servait outremer. Il savait que les officiers de l’armée américaine portaient des badges d’identification quand ils prenaient l’avion. Il existait des manières plus discrètes de voyager ; mais en se faisant remarquer à bon escient il avait une chance de passer inaperçu.

« Mieux vaut y aller tout de suite, dit Anna. Plus vite nous serons sortis de ce pays, plus vite nous serons en sécurité. Le temps joue pour eux, et contre nous. »

Chargés de toutes leurs affaires, ils traversèrent le hall et sortirent sur le parking.

Ils posèrent le sac d’Anna sur le siège arrière de la Renault bleue, ainsi que le sac en plastique blanc qu’Oscar leur avait donné. Il contenait le flacon de teinture vide et quelques autres détritus qu’ils ne voulaient pas laisser derrière eux. Le moindre détail pouvait les trahir.

« Comme je disais, nous jouons notre dernière carte, notre dernière partie, dit Anna comme ils s’engageaient sur l’autoroute en direction du nord. Strasser est un membre fondateur. Nous devons le trouver.

– S’il est encore vivant.

– Avez-vous découvert une quelconque indication dans le dossier de Sonnenfeld ?

– Je l’ai relu ce matin, dit Ben. Pour être honnête, je ne crois pas. En outre, Sonnenfeld pensait que Strasser pouvait très bien être mort depuis plusieurs années.

Ou peut-être pas.

– Peut-être pas. Vous êtes d’un optimisme indécrottable. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que nous ne serons pas arrêtés à Buenos Aires ?

– Bon sang, c’est bien vous qui l’avez dit ! Des nazis de sinistre réputation ont vécu là-bas sans éprouver le besoin de se cacher. Nous n’aurons guère à nous soucier de la police locale.

– Et Interpol ?

– C’est à eux que je pensais, ils pourraient bien nous aider à localiser Strasser.

– Êtes-vous folle ? Vous voulez qu’on se jette dans la gueule du loup ? Ils doivent avoir votre nom sur leurs listes ?

– Apparemment, vous ignorez tout du fonctionnement d’Interpol en Argentine. Ils se préoccupent peu de vérifier l’identité des gens. Pour eux, vous êtes qui vous prétendez être. Pas très compliqué comme système. Vous avez une meilleure idée ?

– D’après Sonnenfeld, la veuve de Gerhard Lenz serait encore en vie, dit Ben d’un air distrait. Elle sait peut-être quelque chose ?

– Tout est possible.

– J’essaierai de m’en souvenir, répliqua Ben. Vous pensez vraiment que nous avons une chance de sortir de ce pays sans nous faire repérer ?

– Dans cet aéroport, il n’y a pas de vols transatlantiques. Mais nous pouvons transiter par une capitale européenne. Je suggère que nous voyagions séparément. Il est probable qu’ils recherchent un couple.

– Bien sûr, dit-il. Je passerai par Madrid ; vous par Amsterdam. »

De nouveau, ils s’enfoncèrent dans le silence, mais un silence moins tendu, plus léger. De temps en temps, Ben levait les yeux vers Anna, il ne pouvait s’en empêcher. Malgré tout ce qu’ils avaient connu au cours de cette journée, elle demeurait extraordinairement belle. À un moment, leurs regards se croisèrent ; Anna dissipa la petite gêne qui menaçait de s’installer en lui adressant un sourire d’excuse.

« Désolée, j’ai du mal à m’habituer à votre nouveau look d’officier aryen », dit-elle.

Quelque temps plus tard, Anna sortit son téléphone cellulaire de son sac à main et composa un numéro.

La voix de David Denneen résonnait bizarrement dans le combiné. Elle semblait artificielle, métallique.

« Anna ! dit-il. Tout va bien ?

– Écoute David. Il faut que tu m’aides – tu es le seul en qui j’aie confiance.

– Vas-y, j’écoute.

– David, j’ai besoin de tous les renseignements dont tu peux disposer sur Josef Strasser. Ce type était un peu comme le grand frère de Mengele, mais en plus futé.

– Je ferai tout mon possible, répondit Denneen d’une voix hésitante. Bien sûr. Mais où veux-tu que je t’envoie le résultat de mes recherches ?

– BA. »

Il comprit qu’il s’agissait de Buenos Aires.

« Mais j’imagine que tu ne reçois pas ton courrier à l’ambassade, n’est-ce pas ?

– Essaie plutôt le bureau de l’American Express. » Anna lui indiqua le nom qu’il devrait inscrire sur le pli.

« Bien. Il vaut mieux ne pas se faire remarquer, là-bas.

– C’est ce qu’on m’a dit. C’est vraiment si terrible ?

– Un grand pays, un grand peuple. Mais un lourd passé. Fais attention à toi. Je t’en prie, Anna. Je me mets au travail tout de suite. » Sur ces mots, Denneen raccrocha.

La grande salle abritant le service de contrôle des frontières à l’aéroport de Lille-Lesquin était un espace clos, terne et sans fenêtres, avec un plafond bas tapissé de dalles antibruit et un écran de projection blanc au fond. Les photos en couleurs de criminels recherchés dans le monde entier étaient accrochées sous un écriteau défense de fumer noir et blanc. Neuf fonctionnaires de l’immigration et du contrôle des frontières étaient assis sur des chaises pliantes en plastique beige et tubes de métal pendant que leur patron, Bruno Pagnol, le directeur de la sécurité, leur soumettait les nouvelles directives à suivre pour l’après-midi. L’un des hommes, un certain Marc Sully, faisait de gros efforts pour que son ennui ne transparaisse pas trop. Il n’aimait pas son boulot, mais il n’avait pas envie de le perdre.

Pas plus tard que la semaine dernière, ils avaient arrêté sept jeunes femmes turques en provenance de Berlin. Elles transportaient des marchandises illicites dans leur ventre. Ces femmes étaient ce qu’on appelle des « mules » ; elles avaient avalé des préservatifs bourrés de China White. Cette belle prise, ils la devaient en partie à la chance, mais toute la gloire en était revenue à Jean-Daniel Roux (bien déterminé à ne pas montrer sa fierté, Roux hocha la tête d’un air modeste lorsque le patron le cita), qui avait eu l’habileté d’attraper la première d’entre elles. La femme lui avait paru bizarre, comme saoule ; ils apprirent ensuite que l’un des préservatifs noués dans son côlon avait commencé à fuir. En réalité, elle avait frôlé l’overdose. À l’hôpital, ils avaient trouvé quinze petites boules, enveloppées d’une double épaisseur de latex et attachées avec du fil de pêche. Chacune contenait plusieurs grammes d’héroïne très pure.

« Comment ont-ils récupéré la drogue ? » demanda l’un des fonctionnaires.

Marc Sully, assis au fond de la salle, lâcha un pet bruyant.

« Extraction postérieure », dit-il.

Les autres s’esclaffèrent.

Le directeur de la sécurité de l’aéroport, un homme rougeaud, fronça les sourcils. Il ne voyait rien de drôle dans cette histoire.

« Le courrier a failli mourir. Ce sont des femmes désespérées. Elles feraient n’importe quoi pour s’en sortir. Combien pensez-vous qu’on les paie ? Un millier de francs, pas plus, et elle a failli mourir pour ça. À présent, elle risque plusieurs années de prison. Ces femmes sont des valises ambulantes. Elles cachent de la drogue dans leur merde. Et c’est notre boulot d’empêcher que le poison entre dans ce pays. Vous voulez que vos gosses deviennent accros ? Qu’un gros cul d’Asiatique s’enrichisse sur leur dos ? Ils pensent pouvoir nous berner. Vous allez leur démontrer le contraire, oui ou non ? »

Marc Sully faisait partie de la police des frontières, depuis quatre ans et il avait connu des centaines de briefings comme celui-ci. Chaque année, le visage de Pagnol devenait un peu plus vermeil, son col un peu plus serré. Pourtant, dans ce domaine, Sully n’avait pas vraiment de leçon à lui donner. Lui-même avait toujours été un peu enrobé, et il n’en concevait aucune honte. En plus, il se rongeait les ongles jusqu’au sang, sale habitude qu’il avait en vain tenté de perdre. Un jour, le patron lui avait reproché son aspect « négligé », mais quand Marc lui avait demandé de lui expliquer en quoi, il s’était contenté de hausser les épaules. En tout cas, il ne serait venu à l’idée de personne de le faire poser pour une affiche de recrutement.

Marc savait qu’il n’était guère apprécié de ses jeunes collègues, des types qui se baignaient tous les jours et qui avaient peur de sentir l’être humain. Des savons déodorants sur pattes. Les cheveux lavés de frais, ils se baladaient dans l’aéroport en souriant aimablement aux passagères les plus jolies, comme s’ils espéraient faire des rencontres pendant leurs heures de travail. Marc les trouvait stupides. C’était un boulot sans avenir. Les fouilles corporelles vous permettaient parfois de renifler, surtout quand elles se passaient dans le cul du tiers-monde, mais personne n’avait jamais réussi à ramener une femme chez lui de cette façon-là.

« Maintenant deux ordres de recherche qui viennent d’arriver de la DCPAF. » La Direction centrale de la police aux frontières était le service déterminant leur action au niveau national. Pagnol appuya sur quelques touches et commença à leur projeter des photos à partir d’un ordinateur.

« Priorité maximum. Cette femme est américaine. D’origine mexicaine. C’est une professionnelle. Si vous la trouvez, faites gaffe. Traitez-la comme un serpent venimeux, d’accord ? »

Les hommes émirent quelques grognements en guise d’assentiment.

Sully regarda les photos du coin de l’œil. Il lui aurait bien dit deux mots, à celle-là.

« Et en voilà un autre, poursuivit le directeur de la sécurité.

– Mâle de race blanche, dans les trente-cinq ans. Cheveux bruns bouclés, yeux verts ou noisette, dans les un mètre quatre-vingts. Probablement un tueur en série. Américain lui aussi, à ce qu’on suppose. Très dangereux. Il y a de fortes chances pour qu’il soit en France en ce moment et qu’il tente de quitter le pays. Nous enverrons des photos sur tous vos postes, mais je veux que vous ouvriez l’œil dès à présent. Si on apprend qu’ils sont passés par Lille-Lesquin pour se faire la malle et que nous sommes restés les bras croisés, je ne serai pas le seul à perdre mon boulot. Tout le monde a bien pigé ? »

Sully hocha la tête comme les autres. Ce sale petit macho de Roux avait encore le vent en poupe après son coup de bol avec cette pute de Gastarbeiter. Mais qui sait ? Sully était peut-être dans son jour de chance. Il regarda les photos encore une fois.

Ben déposa Anna près d’un arrêt de bus, celui de la navette menant à l’aéroport, et gara la Renault bleue sur le parking de l’aéroport de Lille-Lesquin. Ils entreraient dans le hall séparément et prendraient deux vols différents.

Ils convinrent de se retrouver à Buenos Aires dans une dizaine d’heures.

À supposer que tout se passe bien.

Anna regarda l’officier américain, ses cheveux blonds rasés, et ressentit une vague de soulagement. Il était méconnaissable. Elle avait joué la courageuse devant Ben tout à l’heure mais elle n’en menait pas large. Ses cheveux à elle n’étaient ni coupés ni colorés. Elle les avait peignés différemment et avait changé de tenue, mais c’était un peu mince comme camouflage. Elle sentait l’angoisse lui nouer l’estomac mais restait stoïque, sachant que laisser paraître sa peur était le meilleur moyen de se faire repérer. Il fallait qu’elle se concentre. L’habitude qu’elle avait de regarder attentivement autour d’elle risquait de causer sa perte, à présent. Avant de pénétrer dans le terminal, elle devait se détendre et évacuer toute son anxiété. Elle s’imagina parcourant de vertes prairies parsemées de pissenlits. Elle s’imagina au bras d’un homme loyal et fort. Cet homme pouvait être n’importe qui – il ne s’agissait que d’un exercice mental, elle en était parfaitement consciente – mais en l’occurrence, il avait le visage de Ben.

Sully détailla les passagers qui arrivaient près de son poste. Il guettait sur leurs traits les moindres signes d’appréhension ou d’agitation, il cherchait les individus trop chargés ou pas assez, ceux qui correspondaient à la description qu’ils avaient reçue.

Le troisième homme dans la file retint son attention. Il avait approximativement la taille du suspect, des cheveux châtains bouclés, et ne cessait de faire sonner sa monnaie dans sa poche, un tic nerveux. À en juger d’après sa tenue, il était probablement américain. S’il était nerveux, c’était peut-être qu’il avait des choses à se reprocher.

Il attendit que l’homme montre son billet et son passeport à l’employé de la compagnie aérienne pour s’avancer vers lui.

« Juste quelques questions, monsieur, dit Sully en scrutant son interlocuteur.

– Ouais, d’accord, fit l’homme.

– Suivez-moi. » Sully le conduisit jusqu’à un poste de contrôle situé près du comptoir des billets.

« Qu’est-ce qui vous amène en France ?

– Conférence médicale.

– Vous êtes médecin ? »

Un soupir.

« Je suis représentant pour une compagnie pharmaceutique.

– Un vendeur de drogue ! fit Sully en souriant sans quitter l’homme des yeux.

– D’une certaine manière », répliqua le type d’une voix éteinte. À l’expression de son visage on l’aurait dit incommodé par une mauvaise odeur.

Les Américains et leur obsession de l’hygiène. Sully l’observa encore un moment. L’homme avait un visage anguleux, un menton carré, des cheveux bouclés, mais ces traits ne correspondaient pas vraiment à ceux du suspect – ils étaient trop délicats. De plus, Sully ne percevait pas de tension dans la voix de l’homme quand il répondait à ses questions. Il perdait son temps.

« OK, dit-il. Faites un bon voyage. »

Sully retourna à son poste d’observation, près du comptoir d’enregistrement. Une femme blonde à la peau bronzée retint son attention. La suspecte aurait pu se teindre les cheveux ; les autres signes distinctifs correspondaient. Il fonça sur elle.

« Pourrais-je voir votre passeport, madame ? » dit-il.

La femme lui lança un regard vide.

« Votre passeport, s’il vous plaît, madame.

– Bien sûr. Vous me croyez anglaise ? Je suis italienne mais tous mes amis pensent que je suis allemande ou anglaise, ou n’importe quoi. »

Son passeport indiquait qu’elle résidait à Milan. Sully se dit qu’une Américaine pouvait difficilement parler français avec un accent italien à couper au couteau.

Dans la file, aucune autre personne ne retint vraiment son attention. Devant l’Italienne blonde, il y avait une Indienne accompagnée de deux enfants braillards. À son avis, ces gens-là étaient déjà trop nombreux en France et il ne fallait pas compter sur lui pour les empêcher de partir. À l’allure où ça allait, le poulet aux épices allait finir par devenir le plat national. Évidemment, les musulmans étaient pires, mais les Indiens avec leurs noms imprononçables étaient carrément insupportables. L’année précédente, quand il s’était démis le bras, le docteur indien à la clinique avait tout bonnement refusé de lui administrer un calmant digne de ce nom. Comme s’il était censé contrôler son esprit à la manière des fakirs. Si son bras n’avait pas été à moitié déboîté, il lui aurait envoyé un bon coup de poing.

Après avoir jeté un vague coup d’œil sur le passeport de la femme, Sully lui fit signe de passer, elle et ses gosses pleurnichards. Cette salope d’Indienne puait le safran.

Un jeune Russe au visage couvert d’acné avec un nom à consonance allemande. Un Juif probablement. La mafia ? Il avait d’autres chats à fouetter.

Un Français moyen et sa femme, partant en vacances.

Une autre foutue indienne en sari. Gayatri quelque chose, un nom imprononçable. Cul au curry.

D’autres hommes défilèrent devant lui. Aucun ne correspondait au profil : trop vieux, trop gros, trop jeune, trop petit.

Dommage. Finalement, aujourd’hui ne serait peut-être pas son jour de chance.

Anna s’installa dans son fauteuil, ajusta son sari en se répétant mentalement son nom : Gayatri Chandragupta. Si quelqu’un lui demandait comment elle s’appelait, il lui faudrait le prononcer sans l’écorcher. Ses longs cheveux bruns étaient tirés en arrière et, quand elle avait aperçu son reflet dans une vitre, elle avait eu du mal à se reconnaître.

Le protocole Sigma
titlepage.xhtml
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_000.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_001.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_002.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_003.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_004.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_005.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_006.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_007.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_008.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_009.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_010.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_011.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_012.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_013.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_014.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_015.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_016.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_017.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_018.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_019.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_020.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_021.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_022.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_023.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_024.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_025.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_026.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_027.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_028.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_029.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_030.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_031.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_032.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_033.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_034.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_035.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_036.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_037.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_038.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_039.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_040.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_041.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_042.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_043.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_044.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_045.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_046.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_047.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_048.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_049.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_050.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_051.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_052.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_053.htm